Le trou... [Jacquen le ravagé]

Je n’aurais jamais cru en arriver là….

Cela doit faire plusieurs jours que je suis coincé dans ce trou…ce puits plutôt. J’ai épuisé quasiment toutes mes vivres, c'est-à-dire le peu que l’on transporte quand on part à la chasse : un saucisson, une gourde de vin et quelques rogatons de fromage…

Ma jambe me lance. Je pense qu’elle a dû se casser lors de la chûte. De toute façon, je ne peux plus bouger, le trou est trop étroit pour cela. Je suis probablement tombé dans les pommes…et plusieurs fois en plus. Je n’arrive pas à savoir quel jour on est. Les rayons de lune percent de temps en temps le voile de lierre qui recouvre l’entrée du puits mais j’ai l’impression de rester constamment dans cette pénombre déprimante. Et toujours, je l’entends hurler…Elle ne se lassera jamais d’attendre…

Aujourd’hui, j’ai décidé de reprendre les choses en main…pas trop le choix en réalité. J’ai fini mon quignon de pain et mon estomac hurle…bravo pour la discrétion !
J’ai construit une attelle de fortune avec une branche tombée en même temps que moi. Ma blessure n’est pas très jolie jolie. A priori l’os est cassé et la fracture n’est pas ouverte. Par contre, un énorme hématome s’est formé et le genou est tout boursoufflé. Je souffre le martyre dès que je pose le pied à terre. Et oui, j’ai réussi à me lever ! Pas très longtemps en réalité car quelques secondes plus tard je me suis retrouvé par terre inconscient. La douleur se dompte et je l’aurai à la longue !

J’ai retrouvé dans mon sac ce journal. C’est un petit calepin que je garde tout le temps avec moi et sur lequel je note ce qu’il me passe par la tête. J’ai souvent tendance à la perdre ! En tout cas, c’est ce que dit toujours ma mère. Du coup, j’en profite pour raconter mon aventure désastreuse. Peut-être qu’un jour, quelqu’un tombera dessus et pourra transmettre tout ça à ma famille…ce qu’il en reste en tout cas.
J’essaie de réunir les pièces manquantes du puzzle, ma tête me fait cruellement défaut en ce moment…mais je peux encore me souvenir du tout début…là où tout a commencé…

C’était il y a peut-être une semaine de cela. Je travaillais à la ferme, occupé à récolter les produits du verger familial, afin de préparer la prochaine vente au marché d’Urpis. Les récoltes étaient plutôt bonnes pour la saison et je cueillais avec joie et allégresse (c’est ce genre de sensations qui me revient à l’esprit). Mon frère était arrivé le matin même, de retour d’une de ses sorties festives à la ville. J’aurais dû me douter de quelque chose quand il se présenta devant moi, avec son sourire malin et calculateur :

« Jacquen, mon frère ! Arrête un peu ces viles besognes ! Nous allons être riches !
- Que t’arrive-t-il encore...tu vas encore vendre la ferme ? »

Je me méfiais de ses plans…mais la plupart d’entre eux avortaient avant même de sortir de leur état de concept. Sigmon ne se lassait jamais d’inventer des stratagèmes susceptibles d’enrichir notre petite famille, tout ce qui pouvait le soustraire aux difficiles besognes de la ferme.
« Tu sais ce que c’est ton problème Jacquen…tu ne pourras jamais sortir de ta condition de pauvre fermier bouseux car tu n’as aucune imagination ! Moi, je suis prêt à conquérir le monde ! A le saisir comme ça – il avait ramassé une vielle pomme blette – et le presser jusqu’à c’qu’il me chie de l’or ! – il éclata des deux mains le fruit qui dégoulina le long de ses bras.
- Ben voyons…et c’est quoi ton plan ce coup-ci ? Cambrioler la banque d’Ertuen ? Piquer l’or des nains ? Vendre les brebis aux abyssaux ?
- Mieux que ça mon gars…la chasse ! »

A ce moment là, je prenais encore mon frère pour ce gentil illuminé qu’il avait toujours été, un éternel rêveur incapable d’affronter les responsabilités et vivissitudes de la vie. Mais une lueur étrange brillait dans ses yeux…et peut-être voulais-je aussi être convaincu du bien fondé de son plan.

Il a plu toute la journée. L’eau commence à stagner au fond du puits et je patauge jusqu’en haut des cuisses. Il va vraiment falloir que je cherche une solution…mais les hurlements à la surface me font peur. Ils me terrorisent même…et ça dure toute la nuit…tout le temps.

J’ai essayé de trouver une issue. Les pierres du puits sont maladroitement ajustées et de multiples fissures se sont formées entre elles. Malheureusement, elles suintent…une eau crasseuse coule le long des parois du trou, sur une bonne dizaine de mètres à priori. Peut-être qu’en creusant les joints j’arriverai à fabriquer un escalier de fortune et attraper ce morceau de corde qui pendouille de la potence…Mais une fois en haut, je devrai l’affronter…la bête…la cause de tous mes tourments…et de la mort de Sigmon.

Nous nous retrouvâmes tous les deux autour d’une chopine de bière et d’un civet de lapin. Maman était montée se coucher et mon frère était excité comme une puce. Il n’avait pas voulu lâcher la moindre information avant qu’on se retrouve tous les deux au calme. Quand il fut certain d’avoir toute mon attention, il me raconta son histoire.

« J’ai rencontré à Urpis un homme étrange. Un voyageur plutôt insolite mais d’un âge assez avancé. Il avait l’air complètement désorienté et effrayé.
- Un vieux débile ! Comme d’habitude !
- Oh…tu vas la fermer Jacquen ! Si tu commences à m’interrompre à tout bout d’champ, on arrête tout !
- N’le prends pas comme ça…aller, raconte…je me tais…
- Bon…j’étais tranquille à révasser à la taverne du croisement quand il s’approcha de moi et m’offrit un verre. De fil en aiguille, nous avons parlé…de lui et de moi…et enfin, il accoucha de son problème.
- Il arrivait plus à bander et il avait b’soin de toi pour lui trouver une …
- JACQUEN ! Ca suffit !
- D’accord…d’accord…t’as pas d’humour toi…
- Il se mit à me parler d’une bête…un animal énorme qui l’avait attaqué dans la forêt près de Ghal. Ce type a réussi à s’enfuir grâce à un tour de magie…une illusion je crois, mais il a laissé tout son matos sur place. Et je peux te dire qu’il devait en avoir du matos !
- Ah…Pourquoi ?
- Un véritable magasin à lui tout seul ! Bagues serties de diamants à chaque doigt, bracelets de mythril, collier en or… »

J’aurais dû sentir l’entourloupe, c’était trop beau pour être vrai…En gros, Sigmon me proposait de l’accompagner dans le forêt de Ghal, récupérer le matériel du gars et de lui restituer…ou de lui dérober…

J’ai beaucoup dormi et n’ai plus aucune notion du temps…peut-être seulement quelques jours se sont écoulés mais l’attente me semble interminable et la faim tenaille mes tripes.

Ma jambe n’est pas très belle à voir, les tissus se nécrosent en une tâche noirâtre se propageant doucement…irrémédiablement. Le bon côté des choses, si on peut en voir un, c’est que je n’ai plus mal. La puanteur me gène mais ma jambe est complètement insensible.

La gangrène me donne des poussées de fièvre : c’est peut-être pour cela que je fais constamment ce même rêve…ce cauchemar en fait. Je me vois face à une silhouette qui semble être Sigmon, d’après les contours et la taille en tout cas. Je suis alors animé d’une rage incontrôlable, je lui saute dessus, le projette contre un arbre, lacère ses chairs et déguste son cerveau…Quelle horreur…Sigmon…mon frère…que m’arrive-t-il ?

Etais-je spectateur de ce carnage ? Oh mon Dieu, faites que ce ne soit pas moi…

Nous fîmes plusieurs haltes avant d’arriver à la clairière. Sigmon était enjoué et pensait que nous avions enfin la chance de notre vie. Moi, j’étais plutôt mitigé. Mais bon, c’était surtout l’occasion de nous retrouver tous les deux.

Que de bons souvenirs finalement…

Nous avons rattrapé le temps qui nous séparait, le temps qu’il avait l’habitude de passer à traîner dans les bouges d’Urpis en quête d’opportunités pouvant le sortir de sa condition de péquenot (condition que j’assume entièrement).
Il me raconta ses nuits de jeux et de débauche à la taverne du croisement, ses tentatives d’intégrer la bourgeoisie (dans sa bouche l’intégration se réalisait plutôt par de menus larcins et autres frasques avec la gente féminine…). Pour lui, tout n’était qu’un jeu et ça l’amusait beaucoup !

Puis, nos conversations dérivèrent sur maman et nos souvenirs d’antan. La vie à la ferme a du bon mais trimer matin et soir pour une poignée de stells ne le séduisait pas le moins du monde. Il savait que je resterai coûte que coûte pour gérer l’affaire familiale et être présent pour s’occuper de notre mère.

Il le savait et je le détestais pour cela…oui, je le détestais.
Mais tout ça n'est qu'histoire ancienne maintenant.

Diccultia du 28éme d'Octurnact de l'An III